Le projet local, communication à Tunis par Saïd Almi

27e Forum de la Pensée contemporaine sur La société du savoir et la recherche scientifique dans les pays arabes : Etat et perspectives. Organisé par la Fondation Temimi pour la Recherche scientifique et l’Information et la Fondation Konrad Adenauer, Tunis, 5-7 février 2009
communication de Saïd ALMI, Urbaniste SFU, docteur en urbanisme
 
Pour un développement durable auto-soutenable.
Une idée de l’urbaniste italien Alberto Magnaghi *
L’esprit critique, ou de contradiction,  compte au nombre des conditions essentielles de l’émergence des sociétés du savoir et de la démocratie où, tout comme le pouvoir appelle un contre-pouvoir, la science conventionnelle convoque systématiquement une critique.
Au mot savoir sont souvent associées les notions d’information, de connaissance et de science. Certes, tout savoir n’est pas forcément d’ordre scientifique, mais l’exemple de la science, mieux que tout autre, donne à voir clairement la valeur de la dimension critique. Loin de toujours constituer  un simple « nid de vipères », la critique peut être constructive, a fortiori lorsque le savoir en question prétend au statut de science, c’est-à-dire un discours qui résiste précisément à la critique. On admettra aisément qu’il est extrêmement difficile de s’écarter des sentiers battus du discours scientifique conventionnel, sûr de lui et péremptoire.
L’architecte urbaniste italien Alberto Magnaghi fait précisément preuve de courage en s’attaquant aux principes établis du développement durable qui, gagnant l’unanimité et érigés ainsi en panacée, échappent trop souvent à toute remise en cause.
En 1934, Karl Popper publie La logique de la découverte scientifique. Considéré aujourd’hui comme la bible des épistémologues, l’ouvrage est passé alors presque inaperçu. La même année paraît Le nouvel esprit scientifique de Gaston Bachelard. Les deux ouvrages, nés d’une même réaction contre le néo-positivisme du Cercle de Vienne qui exerçait une véritable hégémonie sur la pensée philosophique, allaient creuser une brèche profonde dans celle-ci.
Popper s’attaque au sacro-saint principe des sciences empiriques en remettant en cause la méthode inductive, autrement dit le passage de l’énoncé singulier à l’énoncé universel dont il réfute le caractère scientifique. Bien mieux, il introduit la notion de « falsifiabilité » comme critère de scientificité. Il s’agit là d’un renversement méthodologique total.
Toute proportion gardée, un parallèle pourrait être établi avec Magnaghi qui ose défier les défenseurs orthodoxes du développement durable et les promoteurs de la mondialisation effrénée.
Alberto Magnaghi est un architecte urbaniste italien né en 1941. Il enseigne la planification urbaine à l’université de Florence, dirige une équipe de chercheurs, anime plusieurs laboratoires de recherche et coordonne différents projets ayant trait à l’urbanisme, à l’organisation du territoire, au développement local durable et à la représentation identitaire du territoire. Ce militant actif et influent, auteur de plusieurs ouvrages, dont Le projet local (1), demeure particulièrement sensible à la théorie de la décroissance issue du Club de Rome (2). Il est d’ailleurs très proche de Serge Latouche et d’Ignacy Sachs notamment. Son hostilité au développement économique conventionnel perçu sous la seule croissance du PIB (3) en fait un des contempteurs les plus en vue dans le monde des aménageurs. De fait, les effets désastreux de ce type de développement sont observables sur tous les plans : environnemental, économique, social, urbain… Son action, conjuguée avec l’avènement de la mondialisation, provoque, selon Magnaghi, un double phénomène de « déterritorialisation » (processus politique selon lequel la grande majorité des hommes ne sont plus au centre de l’économie planétaire, ne décident plus ; d’autres, présents partout et nulle part, décident pour eux) et d’ «uniformisation » des modes de vie (tendance dominée par une dégradation de la qualité de la vie et de l’environnement, une augmentation de la pauvreté…).
Face à cette situation, Magnaghi revisite le développement local dans lequel il puise les ressorts d’une économie nouvelle à forger. Cette approche est à l’origine de l’« école territorialiste italienne » fondée sur une théorie (pour un développement local auto-soutenable) et des programmes (ou scénarios stratégiques). De par la reprise en main par les habitants de leur espace de vie et le remplacement des contraintes exogènes par des règles d’autogouvernement « concertées et fondées sur l’intérêt commun », l’implication citoyenne est la clé de voûte de cette école. Chaque localité étant différente de l’autre, il s’ensuit des « styles de vie » très variés et des établissements humains très enracinés localement. La géographie de Magnaghi ressemble à un patchwork fait d’une « multiplicité de styles de développement ». Le mot développement est convoqué à bon escient, car, contrairement à ce qu’on pourrait imaginer, il ne s’agit aucunement d’un retour à l’âge de pierre, ni d’un quelconque passéisme nostalgique ou muséificateur. Ainsi conçu, le nouveau paysage se situe aux antipodes de notre environnement actuel, assemblage de  paysages lisses et homogènes, synonymes d’espaces de soumission.
L’objectif affiché consiste clairement à retrouver  le sens du local par la valorisation de ses ressources et de son patrimoine et la redécouverte de ses potentialités. De paysage en paysage, on aboutit ainsi à une revitalisation de l’ensemble du territoire, notion chère à Magnaghi qui s’emploie à la réhabiliter haut et fort, par opposition à la déterritorialisation qu’il dénonce.
Sa conception du territoire est celle d’un espace où se déploie une union forte et intime entre nature et culture. L’une et l’autre étant des creusets de différences et de variétés par excellence, il en ressort une grande diversité de pratiques et de savoir-faire, d’identités, de systèmes de valeurs et de représentations, soit une multiplicité que la mondialisation et la globalisation de l’économie ont justement détruite par le déploiement inconsidéré de la technologie, la standardisation, la production en série, la délocalisation des unités de production, la consommation de masse…
Mais comment ce schéma de développement localisé s’organise-t-il ? Magnaghi prévoit l’établissement d’un réseau de liaisons souples et non hiérarchisées, propre à favoriser la création de solidarités inter-locales, d’où la notion de « globalisation par le bas ». Il s’agit précisément d’un tissu ou d’une trame d’unités reliées les unes aux autres, des unités où les besoins des plus faibles sont respectés et au cœur desquelles il y a l’homme et la femme. La démocratie participative y est légion et la concertation municipale un sauf-conduit.
L’idée d’une globalisation par le bas se veut une alternative à l’hégémonie de la mondialisation par le haut (dominant par définition).
Cette approche territorialiste s’inscrit pleinement dans le mouvement général d’altermondialisation. D’ailleurs Magnaghi n’a manqué ni le Forum social mondial de Porto Alegre, ni le Forum social européen de Florence, en 2002,  où il a présenté une Charte de la nouvelle municipalité (4) à laquelle il assigne un nouveau rôle de démocratie directe.
Ambitieux, utopique même, le projet local l’est sans conteste. Mais Magnaghi l’assume entièrement. Loin cependant de s’agir d’une simple rêverie, le projet local se veut une utopie concrète, remise au goût du jour. Telle l’écologie que dans les années 1970 encore on rangeait parmi les grandes chimères, mais qui fait aujourd’hui autorité, le projet local pourrait susciter bien des vocations.
S’agissant d’une variante du paradigme moréen (critique sociale, élaboration d’un système idéal, présence d’un  support spatial) (5), le projet local, pour être applicable, doit lui-même se prêter aux infléchissements propres à tout paradigme.
 
 
* 27e Forum de la Pensée contemporaine sur La société du savoir et la recherche scientifique dans les pays arabes : Etat et perspectives. Organisé par la Fondation Temimi pour la Recherche scientifique et l’Information et la Fondation Konrad Adenauer, Tunis, 5-7 février 2009.
(1) Sprimont, Editions Pierre Mardaga, 2003, 123 p., Edition originale : Il progetto locale, Torino, Bollati Boringhieri, 2000, 256 p. Réédition augmentée : Il Progetto Locale. Verso la coscienza du luogo, 2010, 344 p.
Traduction anglaise: The Urban Village, a Charter for Democraty and Local Self-Sustainable Development, Zed Books, London, 2005, 240 p.
Traduction espagnole : El Proyecto local. Hacia una conciencia del lugar, Editions UPC (Universitat Polite`cnica de Catalunya), Barcelona, 2011, 307 p.
(2) Son premier rapport The Limits to Growth, traduit en français par  Halte à la croissance ? intervint à l’apogée des Trente Glorieuses qui promettaient une croissance sans limite. L’introduction du concept de « croissance zéro » allait donner naissance à l’écologie politique. Dans l’ordre des anecdotes relatives à l’idée insensée d’une croissance illimitée, l’économiste écologiste américain Kenneth Ewert Boulding a déclaré à juste titre : « Celui qui croit qu’une croissance exponentielle peut continuer indéfiniment dans un monde fini est soit un fou, soit un économiste ».
(3) Par opposition, et avec sérieux, le roi du Bouthan a préconisé en 1972, au moment même où l’on découvrait les propositions du Club de Rome, un nouvel indice rendu célèbre depuis : le BNB (bonheur national brut). Cette tentative de définition du niveau de vie en termes moraux doit son inspiration aux valeurs spirituelles bouddhistes. Le BNB se veut un indicateur global incluant la croissance économique, le développement de la culture, la sauvegarde de l’environnement et la bonne gouvernance.
(4) Reprise dans Alberto Magnaghi: The Urban Village: A Charter for Democracy and Local Self-sustainable Development, Zed Books, London and New York, 2005; texte paru initialement dans Il progetto locale (op. cit.).
(5) Thomas More: L’Utopie ou le traité de la meilleure forme de gouvernement, Paris, Genève, Droz, 1983, (1ère  éd. 1516).